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Les fleurs s’épanouissent en pleurs...

2012

  Jacques Cohen[1]

 

 

Les fleurs s’épanouissent en pleurs...

 

 

*****

 

 

 

                        Certes, il n’y a, aucun bouquet tangible ni aucune fleur véritable dans le travail, le jardin, d’ Eun Young Park...

                        Néanmoins, si nulle fleur ni bouquet réels ne sont présents -et je ne tiens pas pour fleurs réelles les similitournesols que l’on découvre alignés et fièrement dressés dans  l’installation "Liquid ashes"!- c’est que leur absence comme celle de la rose mallarméenne -l’absente de tout bouquet- ne cesse de respirer, de s’épanouir en beauté et à en pleurer dans les œuvres mêmes de cette jeune artiste, attentive, rigoureuse et rêveuse,  les œuvres délicates et poignantes  de celle que j’ai eu le plaisir de rencontrer alors qu’elle achevait brillamment ses études à la Sorbonne où elle m’avait fait l’honneur de l’accompagner en tant que Directeur de recherche jusqu’à la soutenance de sa thèse lui ayant permis d’obtenir brillamment le Doctorat en Arts Plastiques, en 2007.

                        Articulant magistralement créations personnelles et théorisation, cette thèse intitulée "Vidéo variétés, cendres liquides" et présageant déjà de tout le déploiement de son univers artistique, clôturait donc un cursus universitaire parisien commencé en 1999 faisant immédiatement suite à la formation en "peinture occidentale" qu’elle avait déjà reçue à Séoul pendant quatre ans après  le bac.

                        Eun Young Park est donc une artiste plasticienne complète, virtuose, inspirée et extrêmement lucide quant au sens qu’elle croit pouvoir accorder à ses activités créatrices. Elle ne craint jamais de produire des œuvres ambitieuses et originales capables de s’inscrire dans le champ artistique contemporain qu’elle connaît parfaitement, avec lequel elle ne cesse de dialoguer et dont elle sait se nourrir.

                       

                        Ainsi, absence de fleurs et de bouquets réels, absence épanouie en d’admirables et paradoxales présences de fleurs et bouquets irréels, les œuvres d’Eun Young Park, parce qu’elles sont véritablement d’art , ne dérogent-elles point à l’aphorisme de Pascal:

"Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la

ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux".

 

même s’il faut nuancer la pensée pascalienne en précisant que l’art ne serait nullement  coupable de vanité en nous donnant à admirer des fleurs irréelles, irréelles d’être seulement copies, semblants ou fictions idéalisées si, ce faisant, l’admiration qu’il nous procure  n’est pas exclusive de celle que l’on peut éprouver par ailleurs, en retour et autrement, face aux fleurs réelles, en bouquet ou non...

 

Mais Eun Young Park est une véritable créatrice qui se consacre avec ferveur à réaliser l’irréel de ses rêves, fictions et hallucinations et qui, sans vanité aucune,  bien au contraire, nous offre en son jardin artistique, l’irréalité de ses fleurs c’est-à-dire ses œuvres bien réelles, pour faire pleurer en nous leur beauté, nous émouvoir jusqu’aux larmes du poème.

 

                        Aussi, ses créations ponctuant plusieurs années d’expérimentations et de productions aussi riches que multiples, se sont-elles manifestées sous forme, d’une part, de peintures utilisant essentiellement l’acrylique -l’on songe, alors et en particulier aux sombres et goyesques séquences de l’"Enfant loup" ou de "Maki series"- et d’autre part, et la plupart du temps, sous forme d’installations et de films vidéo repris informatiquement (D.V.D), films d’animation ou non, le plus souvent projetés à l’occasion de performances chorégraphiques généralement inspirées du Butō et dont les mises en œuvre ont requis la participations de danseurs professionnels Maki Watanabe et Gyohei Zaisu et de musiciens avertis, notamment Jin Young Lim et Sang Yoon Lee...

                        Eun Young Park aime à combiner le travail solitaire, celui de la fabrication et de la prise d’images, celui de leur traitement et de leur montage sur ordinateur ou celui de l’installation avec l’élaboration collective de scénographies.

                        Libre promenade en son jardin...

 

***

 

                        "Être / Avoir".N°1...

                        - Qui resterait insensible à la danseuse en petite robe noire, filmée en vue légèrement plongeante et n’en finissant pas de se jeter sur place, de s’emporter dans l’espace tel un derviche tourneur afin d’éprouver jusqu’à bout de souffle, jusqu’au bout des doigts, les limites de son corps enlacé de chevelure? La danse, envol d’albatros, vol d’Icare, est saccadée, décomposée, parcellisée tout en étant enveloppée de dédoublements, superpositions décalées et fondus enchaînés, gerbes de gestes dont le brio est exalté par celui de la vidéographe retravaillant subtilement et après-coup l’articulation des moments spontanés et éphémères du mouvement...

 

"Être/ Avoir".N°3...

                        - Qui resterait impassible devant cette autre image d’une danseuse en vue totalement plongeante cette fois-ci  qui, recroquevillée sur le sol et s’aidant de ses seuls jambes et pieds nus se déplace en dessinant un cercle dont son corps même est le centre, fœtus bientôt noyé dans un flot amniotique de couleurs en volutes s’échappant des limbes? Le travail vidéographique aide, ici encore et toujours, à magnifier le bougé des efforts, le flou des traces, l’épuisement du corps en giration, en gestation... son abandon aux efflorescences létales d’un rêve.

 

                        -"Being Involved"...

                        - Qui pourrait rester sans admirer la magistrale performance chorégraphique collective où, sur le vide initial et indubitablement zen d’un long plateau scénique balafré, sectionné en rais de lumière frisante ou éclaboussé d’un halo de colorations finement modulées d’aube ou de crépuscule, se jouent et se déjouent plus d’une vingtaine de femmes et hommes en longues robes, longues toges aux teintes chatoyantes dont les corps fragiles demeureront quelque long temps suspendus à une lenteur quasi immobile, dont les corps tantôt esseulés, tantôt réunis se manifestant bientôt de concert en hochements, déhanchements et fléchissements insensibles, en reptations, circulations, voire torsions et prostrations harmonieuses, en allées et venues imprévisibles mais délicatement réglées, dont les corps effectueront au milieu du spectacle d’étranges renversements poétiques?..

                        Étrangeté autorisant chacun des danseurs, femmes et hommes, à  poser par exemple sur sa tête et de façon toute surréaliste, le tabouret qu’au début du spectacle il tenait devant lui au-dessus du sol et sur lequel il s’ était ensuite assis et s’assoira plusieurs fois encore pour s’y maintenir sagement à la fin de la performance après s’être habillé de façon plus actuelle avec des vêtements cependant tout aussi colorés que sa toge initiale.

                        Étrangeté autorisant à faire accroire poétiquement que ces petits sièges circulaires, ces protagonistes chorégraphiques inertes mais indispensables ayant désormais les "quatre fers en l’air", ne sont en fait qu’antennes d’arthropode ou ramures de cervidé bref, cornes d’animaux fantastiques issus d’un bestiaire quasi enfantin, animaux dont les cadavres seront in fine abandonnés sur le plateau de scène tandis qu’un dernier danseur solitaire circulant et virevoltant verticalement parmi eux comme par repentir, ira rejoindre ses partenaires déjà disparus dans l’abîme des coulisses.

 

                        - Qui pourrait ne pas admirer, en effet, cette performance chorégraphique, ne pas se laisser ravir par l’immense écran de fond de scène sur lequel se projettent en accord parfait avec la danse et la musique, les vidéo originales d’Eun Young Park? sur lequel se projette par exemple, la vidéo inaugurale montrant les branches, les branchioles d’un arbre obscur et tutélaire soumis à un envisagement subliminal sous l’effet de duplications spéculaires ou bien la deuxième vidéo diffractant un visage dévisagé sous l’effet kaléidoscopique exempt de couleurs de quelques remaniements ludiques et informatiques non moins spéculaires ("Être/Avoir" N°2), visage dévisagé et comme oblitéré, cédant la place à une figure parfois monstrueusement défigurée se laissant cueillir entre les mains de son corps absent, figure annonçant elle-même, très certainement, la combinaison par alternance, répétitions et décalages de ces autres visages de la quatrième projection, visages non déformés mais rigoureusement scindés en contrastes noir et blanc?

                        - Qui pourrait finalement ne pas se laisser envoûté par la pénultième projection vidéo somptueusement plasticienne ("Être/Avoir" N°3) initiant donc et accompagnant en partie la deuxième séquence du spectacle et présentant des pleurs en gouttes ou flocons tombant en chute libre dans un liquide d’outre-espace, présentant des larmes en bulles et globules intrusifs et vivement colorés se diluant ensuite pour s’épanouir en fleurs fastueuses, pour s’épancher à leur tour en douceur, pour couler comme lave de lumière, rivière psychédélique, pour s’infinir, enfin, en caresses ondoyantes et épouser l’illimité d’une sensualité originaire?

                        Sensualité originaire toujours accompagnée d’une musique mêlant sons continus et notes tenues, crépitements et tintements stellaires, percussions brusques et hiatus étirés de silence, sensualité immémoriale, en effet, d’évoquer celle de quelques cellules vivantes, de quelques protozoaires primitifs évoluant sous microscope dans les profondeurs aveugles et cosmiques de la vie, œil cyclonique géant, vortex magnétique et océanique dont la valse lente semble phagocyter les corps dansant sur la scène tout en se laissant absorber par eux...

                       

                        "Inter scène"N°1 et N°2...

                        - Qui pourrait ne point se laisser prendre à la magie de ces deux petits et précieux films d’animation, ne point s’égarer en leurs installations miniatures, leurs environnements presque lilliputiens se plaisant peut-être à faire un clin d’ œil à la "boîte en valise" de Marcel Duchamp?

                       

                        "Interscène" N°1...

                        - Qui ne pourrait à la fois demeurer charmé et angoissé devant ces décors de cave et de grenier donnant sur des dehors sans extérieurs, devant ces intérieurs confinés, ces étagères, ces caisses sombres et ouvertes sur la nuit américaine où les ombres et lumières ne sont que lunaires, ne sont que celles du "soleil noir de la mélancolie" cher à Gérard de Nerval, devant ces objets hétéroclites et de temps à autres totalement immobiles, vase, fauteuil, frisure, tabouret quittant subitement leur niche pour y revenir bientôt?

                        Qui ne pourrait à la fois demeurer charmé et angoissé devant ces modestes sculptures, ces jouets certainement, ces deux chevaux décapités se déplaçant aussi volontairement que mécaniquement tandis que tourne un petit manège au chapeau pointu et robe de suie et que plus loin, au centre de la vasque ronde un jet d’eau ne réussissant pas à jaillir vraiment, s'efforce pourtant d’y parvenir?

                        Sous des vapeurs volcaniques venues de nulle part pour y retourner, l’eau coule, s’écoule et fait déborder l’antique cratère...Battements d’un métronome, son arraché au violon, crissement continus, mélodies et clapotis.

 

                        "Interscène" N°2...

                        - Qui ne pourrait être à la fois fasciné et envoûté par ces poupées faites main, ces poupées filiformes, décharnées et en cheveux mais vêtus de lambeaux presque somptueux qui, en des décors toujours aussi ténébreux et sous une clarté tombant des étoiles absentes, celles-là même que le poète faisait renaître sous sa plume, se mettent bientôt à s’enlacer et danser comme pour rejouer en toute et discrète complicité, les chorégraphies réelles que par ailleurs les films de la plasticienne et vidéographe Eun Youg Park n’ont cessé de féconder tout en s’en nourrissant?

                        Assise dans son fauteuil royal et jambes nues, la poupée princière auréolée de frisure et toujours irradiée de nuit argentée, donne à voir, par instant, sa tête... crâne de cadavre blanc aux orbites creuses. Le spectre, le vampire noir l’invite-t-il à valser? La mort rôde et la danse est macabre. Plus loin, une jeunesse trépassée se rêve et se décline en une sarabande de fantômes, chapelet d’une même Muse botticellienne s’évanouissant dans la nuit, bientôt suivie par le fauteuil et sa revenante désormais impotente. Imperturbable la vasque continue à déborder et le manège tourne toujours.

                        Musique de pluie fine, de grêle infime et grondements de meubles creux.

 

                        "Double scène" et "Cauchemar en série"...

                        - Qui ne ressentirait jamais le drame qui se trame dans ces installations d’envergure, dans ces installations érigeant souvent leurs bâtisses ruinées sous des lueurs de  cauchemars engloutis derrière des paravents aux larges croisées, derrière des vitres badigeonnées de saignements cabalistiques, des vitres balafrées d’idéogrammes calligraphiés à la hâte mais offrant paradoxalement d’heureuses trouvailles et retrouvailles picturales?

                        - Qui ne découvrirait jamais le tragique de ces installations faisant sombrer les silhouettes spectrales de leurs châteaux hantés au cœur de l’orage, au cœur des "Hauts de Hurlevent", au milieu d’animaux égarés, de volatiles ahuris, au milieu de décombres incendiés dispersés au gré des traverses, des poussières, du blizzard, au gré du rien?

                        - Qui ne ressentirait jamais le drame qui se joue dans ces installations comblées de cages de verre et d’aquariums de lumière où se déposent, tels coquillages ou anémones posés sur les sables de la mémoire comme flocons sous la mer, quelques épaves d’objets aussi insolites que quotidiens, où reposent, reliques encore palpitantes de fraîcheur, restes d’une vie d’antan à peine oubliée, les souvenirs flottants dans les cendres incandescentes de nos rêves déchus transis d’impossibles espoirs?

 

***

 

                       

                        Bien sûr j’aurais pu décrire et interpréter encore d’autres et nombreuses œuvres de l’artiste toutes aussi belles et captivantes que celles dont je viens d’évoquer les réflexions et sensations vives qu’elles n’ont cessé de susciter en moi.

                        L’on aurait pu alors découvrir d’une part que toutes sans exception aucune, se sont et restent attachées à manifester avec rigueur, minutie et douceur ce qui me semble caractériser la créativité plasticienne incomparable et singulière d’Eun Youg Park à savoir sa capacité constante à nous entraîner au plus profond de nous-même, de nos pensées et de nos corps, de nos rêves, cauchemars et émotions, à nous immerger dans les espaces oniriques et fantastiques de l’enfance noués aux fantasmes de l’adulte, à nous précipiter graduellement dans ces espaces n’en finissant pas de se déployer tels un nocturne, une méditation bleu-nuit, une involution , une "enstase" -une extase invaginée et introspective- n’en finissant pas de nous ouvrir à l’"extimité" la plus secrète, à l’infini du dehors au cœur même du dedans, du dedans de nous-même....

                        L’on aurait pu alors découvrir d’autre part, l’ aptitude non moins constante de cette créativité plasticienne à nous plonger dans ces espaces se déroulant tels une écriture poétique toujours articulée avec finesse et vigueur, écriture sollicitant la chorégraphie des corps, des formes et couleurs, la micro chronophotograhie des ombres et lumières à l’affût de figurines manipulées, de poupées et jouets méticuleusement animés ou non, par l’entremise d’une technicité filmique et informatique subtile et savante,

                       L’on aurait pu découvrir  enfin, l’aptitude de cette créativité plasticienne à nous séduire  par des rythmes lents, des bruissements sourds, des ponctuations scintillantes de musiques originales toujours mises en écho avec le mouvement ou le repos d’êtres de chair ou d’image s’exposant sur scène ou sur écran sinon en des installations de dimensions souvent importantes...

 

                        Bref une telle écriture aussi poétique que plastique, une telle écriture toute empreinte d’une chaste sensualité ne serait-elle point sans évoquer la volupté pudique se glissant dans la nouvelle "Les Belles Endormies" de l’écrivain Kawabata dont à la fin de ses études parisiennes et juste avant de quitter la France en 2007, Eun Young Park avait eu l’extrême délicatesse de m’offrir les œuvres en cadeau d’adieu?

 

                        Pour finir ne faudrait-il pas reconnaître avec Eun Young Park, artiste véritablement inspirée et avec Robert Filliou par exemple et tous les autres créateurs contemporains ou non, plasticiens ou non qui, comme elle et dans leurs créations, n’ont cessé ou ne cessent d’explorer les spirales infinies du sens de l’existence, le feu de notre condition toute humaine passant de flammes à cendres, ne faudrait-il pas reconnaître avec elle, que la beauté rare des œuvres qu’elle nous offre, la beauté de ses magnifiques fleurs d’artifice aussi crépusculaires nostalgiques et mélancoliques soient-elles, et précisément parce qu’elles s’épanouissent dans les arcanes de l’enfance en se risquant à flirter avec pleurs et ténèbres, ne faudrait-il pas reconnaître que ses fleurs merveilleusement artificielles nous invitent à glorifier l’art, à le remercier infiniment de nous aider à rendre la vie et ses fleurs naturelles toujours plus belles et lumineuses?

 

 

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[1] Professeur émérite de l’Université Paris 1

 

 

                                                                                                          

                                                                                                                    

 

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