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Les fleurs et les pleurs.

A propos de l’installation et du théâtre multimédia de

Park, Eunyoung

                                                                 2012

Patrice Pavis[1]

 

Désorientation générale

 

Peut-être en va-t-il avec les œuvres d’art comme avec les personnes : notre premier contact est déterminant, notre rencontre a lieu ou n’a pas lieu, notre adhésion est immédiate ou différée à jamais. C'est ce que Marivaux, à propos des êtres humains, appelait « les effets surprenants de la sympathie ». Plus que tout œuvre artistique, l’installation joue sur ce moment du premier regard, du premier mouvement et du parcours que nous sommes implicitement invités autant qu’intimement incités à effectuer en elle.

En entrant dans l’espace rectangulaire, assez vaste (12 m X 22m) de la galerie du Kepco Art Center, on est d’abord intimidé par les projecteurs, les ordinateurs et autres appareillages techniques à vue, qui tous semblent contrôler l’espace. Deux statues de personnages en costume médiéval nous accueillent, une étrange perruque en forme de bonnet d’âne sur la tête.[2]

On pénètre dans une légère pénombre. Où va-t-on ? Beaucoup de visiteurs auront tendance à commencer l’exploration par le côté gauche et par la projection filmique sur un assez grand écran qui nous accueille et capte immédiatement l’attention. Puis, comme dans un musée, on continuera, comme dans le sens de la lecture, de gauche à droite, en suivant le mur, encouragé ici par une suite de tableaux marqués par un liseré lumineux qui en délimite le cadre.

 

On pourrait cependant tout aussi bien passer d’un mur à l’autre sans suivre un parcours fléché par les tableaux au mur. Chacun choisit sa propre dramaturgie, décide de l’ordre des séquences, animant ainsi une scénographie qui ne demande qu’à se déployer, ouverte et non directive. Une dramaturgie qui devient scénographie. Une scénographie qui se met à danser sous nos yeux. Dans cet environnement dramaturgique de l’installation, le visiteur choisit la source et la durée qu’il souhaite consacrer à chaque « atelier » : écran, mini-installation, maquette, etc. Cela lui prend quelques instants pour accommoder sa vue et son attention à une nouvelle source visuelle et thématique, car chaque univers possède ses propres lois, son atmosphère distincte : une étrangeté que chacun apprivoise à sa manière.

Une même musique, piano puis accordéon, se répète et fédère ces univers hétéroclites. Au lieu de musicaliser individuellement chacun des tableaux (au risque d’une certaine cacophonie), la mise en scène –car c’en est une même si aucun metteur en scène ne s’identifie comme tel—a choisi une sonorisation globale, audible de partout et à la source de l’atmosphère générale. La composition musicale (de Taca, à l’accordéon, et Riko Goto, au piano) crée une ambiance plutôt inquiétante, plus mystérieuse et angoissante qu’harmonieuse et « atmosphérique ». La musique, comme souvent dans un spectacle, donne la clé de l’ensemble, nous prédispose à une certaine réception, colore émotionnellement l’univers en voie de création. Cette entrée en matière, cette coloration émotionnelle est parfaitement maîtrisée.

 

Installation et dispositif

 

Toute installation est un dispositif au sens général du terme que lui donne Giorgio Agamben : « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modéliser, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. »(Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot, 2007, p.31).

L’installation multimédia de Park Eunyoung est aussi un parcours au sens théâtral du terme. Elle propose au public de suivre et découvrir à sa guise et à son rythme un espace balisé dans lequel ont été disposés des lieux, des scènes, des acteurs. Tout parcours ébauche une dramaturgie. Ici nous passons d’un lieu, d’un cadre, d’un atelier, d’un foyer à l’autre. Nous ne pouvons pas y lire une histoire concrète, mais si, par une habitude quasi naturelle, nous cherchions un fil conducteur, nous trouverions sûrement celui du corps dans tous ses états, un corps filmé, sculpté, miniaturisé, évoqué de nombreuses manières. Au visiteur d’adapter son regard en fonction de la figuration, de l’échelle, de la consistance de ce corps en devenir.

On ne saurait trop se féliciter que le théâtre ait laissé derrière lui le « théâtre de Papa » avec sa conception grotowskienne du théâtre comme rencontre entre un acteur et un spectateur, qu’il se frotte désormais aux médias, par lesquels il craignait tant autrefois d’être absorbé et phagocyté. Au théâtre comme dans tous les autres arts contemporains, la partie ne se joue plus en termes de spécificité, de plus ou moins grande présence, de pureté des arts ou des genres, mais de confrontation, d’interaction, de « re-médiation ». L’installation de Park, Eun Young et de ses collaborateurs, renouvelle le théâtre en train de se faire, elle ajoute à la complexité traditionnelle et ancestrale de cet art, elle provoque un choc salutaire entre les beaux-arts et les médias audio-visuels.

Qu’est-ce qu’une installation ? Une installation invite le visiteur-spectateur-‘viewer’ à relativiser, voire à remettre en question l’identité théâtrale, sa prétention à cerner l’essentiel ou à se replier sur les circonvolutions d’un texte ou sur les facettes insondables d’un corps, à ne jurer que par la soi-disant spécificité du théâtre, la présence, le live, etc. En s’installant dans un espace, donné ou construit, l’installation affirme qu’elle est visible, visitable, répétable et qu’elle possède aussi sa ou plutôt ses manières de montrer et de faire parler le corps humain, d’inventer mille autres manières de raconter, de faire éclater la notion de théâtre et les cadres de la représentation ‘théâtrale’ et plus généralement artistique.

 

Dans ces Fleurs épanouies en Pleurs, dans cette beauté qui nous tire les larmes à force de se tenir face à nous, de nous assaillir, l’installation fait appel à toutes sortes de médias. Il serait difficile de les énumérer sans risquer d’en oublier ou de passer à côté de leur combinatoire nouvelle. Car Park, Eun Young ne fait pas simplement appel à la vidéo, au montage filmique, à la photographie animée, aux projections de toutes sortes, elle les combine, les associe, invente des alliances inédites. Elle reste dans la ligne de son enquête sur les moyens de faire apparaître les formes et les identités humaines à partir de l’interaction et l’hybridité des médias et des arts plastiques. Il est extrêmement rare de rencontrer une artiste à l’aise autant dans les beaux-arts traditionnels (peinture, sculpture, poésie, scénographie) que dans les médias audio-visuels, et, plus rare encore, capable de dépasser la synthèse wagnérienne ou symboliste des arts pour les confronter dans une vision syncrétique. Son installation est en effet syncrétique au sens anthropologique où elle fait appel à des matériaux textuels, musicaux, visuels appartenant à plusieurs cultures (notamment européenne—française et allemande), mais aussi au sens d’une hybridité des arts, des médias, des sources artistiques. Stricto sensu, son art est plus syncrétique qu’hybride, puisqu’il propose une synthèse qui dépasse les clivages traditionnels entre les arts et surtout entre les différences de classe, de race, d’identité culturelle. Syncrétique, sa recherche l’est aussi au sens de la psychologie de Piaget et Wallon, lesquels montrèrent que l’enfant perçoit toujours un ensemble et non des détails.

 

Le théâtre d’antan

 

Du théâtre d’antan avec ses acteurs en déclamation, ses costumes baroques ou ses décors classiques en carton-pâte, il nous reste des figurines et des maquettes pour la scénographie. Les figurines, finement travaillées, extraordinairement expressives par l’amorce de leurs mouvements ou leurs attitudes, sont mises en espace et en scène, dans la boîte à l’italienne, fermée sur trois côtés. Leurs élégantes paroles, qu’on croit entendre, leurs attitudes très stylées, leur sens des distances, tout cela fait merveille pour évoquer le théâtre européen d’antan, celui que décrit Mallarmé, lequel considérait le lustre comme la partie la plus importante du théâtre ! Ceci n’exclut pas quelques regards vers le monde bariolé du musical.

Le jeu subtil des éclairages de Kim, Chul hee imprime son rythme à la pièce imaginaire, faisant apparaître des facettes inattendues des personnages. Une grande subtilité et beaucoup de tendresse dans cette évocation du monde féérique et aristocratique d’un théâtre européen du dix-huitième siècle. Chaque figure semble avoir enregistré, concentré en elle un mouvement provisoirement réduit à une attitude corporelle, donnant pourtant l’illusion du mouvement et de la vie scénique. Le grand soin apporté à la mise en espace (l’une des principales qualités requises pour tout metteur en scène de théâtre), la justesse des proportions, des distances, des attitudes corporelles, tout produit l’illusion d’un spectacle autonome dans l’ensemble du dispositif scénographique .

Grâce aux costumes de Yang, Jaeyoung (YEDO), qui habille tant les danseuses filmées que les statues médiévales, les figurines de la maquette de scénographie ou les personnages des films d’animation, l’installation acquiert une identité culturelle et historique. Ces costumes sont d’une grande précision comme pour une mise en scène théâtrale en costume d’époque. Ils capturent parfaitement l’esprit de la fête aristocratique du dix-huitième siècle français, la transcendent aussi grâce à une esthétisation exquise et un raffinement achevé. On y retrouve l’atmosphère des spectacles de cour européens et des fêtes galantes à la Watteau. Même finesse et entrain  des  silhouettes, des robes, des mouvements suggérés, de la conversation qu’on imagine fort spirituelle. Cette élégance –qui était déjà celle de la femme-poupée—se double cependant parfois de son contraire, comme les deux pôles de la vie : la représentation de la mort. Les figurines ont des têtes de mort, des crânes, des rappels picturaux de la vanité de l’existence. La beauté et le raffinement, la grâce et l’érotisme ne sont jamais éloignés ici de leur antithèse : monde contrasté, inversé, relatif et ambivalent qui nous oblige à ne jamais abandonner la quête, ne jamais rester à la surface des choses et ne pas nous satisfaire des apparences.

 

Parfois un groupe semble s’être détaché de l’ensemble de la scène : deux comiques grotesques improvisent un combat, fleurs en mains. La chute, la bouche d’où pourrait s’échapper un cri, les membres qui viennent toucher le sol, tout cela est admirablement esquissé dans cette vignette. Comme dans le mime selon Decroux, nous ne croyons au mouvement et à la figure que si le corps a été dessiné selon les lois du corps en activité, avec la codification des attitudes. Dès que nous nous déplaçons un tant soit peu autour des figurines, la scène bouge et s’anime.

Un autre tableau nous présente une sorte de film animé, de théâtre d’objets dont l’agencement dans l’espace de la scène puis du plan cinématographique constitue une subtile mise en scène, suggérant des conflits, des échanges, toute une dramaturgie joyeuse qui ne le cède en rien aux intrigues du théâtre dramatique classique.

 

Le double jeu de l’image

 

Tous les tableaux ne sont pas aussi joyeux et enjoués. Ainsi en va-t-il du film de la femme-poupée (dansé par Kim, Mamajung) : la caméra de Yoo, Sinsung et Seo, Yoona filme frontalement une femme qui danse comme une poupée désarticulée au visage inexpressif. Le montage isole ensuite différentes attitudes, d’où cette impression d’une rafale de photos prises à des moments différents et montées ensuite dans un ralenti. La poupée au regard vide s’anime peu à peu, toujours face à la caméra. Ces images seraient légères et érotiques si elles ne devenaient pas troublantes, voire inquiétantes, dès qu’on s’aperçoit que le visage de la femme est tuméfié, couvert de bleus et de blessures : c’est le visage d’une femme battue. L’observateur devient un voyeur qui se sent doublement coupable devant cette beauté et cette douleur. L’alternance de photogrammes érotiques et d’images réalistes de la violence a de quoi le déranger, le culpabiliser, voire l’accuser. Il passe de la fascination à la frayeur. Le cadrage isole érotiquement tel détail, éclaire la peau très sensuellement, donne à voir le corps sous un angle inhabituel, comme si le regard de la caméra, l’angle de vue et le cadrage trahissaient le désir d’une exploration quasi physique de la corporalité. Mais cette exploration n’est pas sans danger : elle dérive vite vers une agression du corps de la femme. Le spectateur voyeur est prêt à transformer la beauté en souffrance pour son seul plaisir.

 

C’est dans ce montage saccadé de photogrammes que le spectateur percevra le mieux le dispositif de cette installation et qu’il appréciera l’énonciation des corps : leur agencement autant que la manière dont nous les percevons, dont nous les situons et nous nous situons  dans l’espace personnel et social.

 Le corps de cette poupée remue bien des choses ; elle paraît danser « pour nous » : elle nous encourage à nous approcher avec toujours plus de curiosité et de désir. Mais son mouvement est sans cesse freiné, arrêté, figé : il nous donne à voir, presque subrepticement, l’envers de la femme-objet : la femme maltraitée. Ces brefs arrêts de quelques fractions de seconde suffisent à déstabiliser notre regard. L’identification du spectateur-voyeur devient quasi personnelle, elle ne se perd plus dans la fiction érotique et dans la coulée narrative. Chacun est mis devant ses responsabilités : arrêter ces mouvements mécaniques, empêcher cette dérive vers la violence. Mais rien n’y fait : le film est sans cesse repris.

Ce parcours dans l’installation nécessite des arrêts du visiteur devant des matériaux et des médias très différents. Il n’est pas totalement aléatoire, il procède d’une logique demandant  à être découverte. Il n’en devient pas pour autant un spectacle métathéorique et abstrait sur la représentation du corps humain dans tous ses états et dans tous les arts. Il reste une promenade ludique, une série de variations vives et subtiles, intuitives et rapides—météoriques, si l’on veut !—sur l’art de présenter une action humaine dans plusieurs médias en confrontant tous ces médias, en comparant leur faculté de représenter et éclairer le corps. A chaque média, à chaque art, à chaque type de mouvement et de danse sa faculté et sa méthode pour sonder le corps humain et tout ce qu’il met en mouvement.

 

Dans un autre coin, en diagonale, de la salle rectangulaire, un autre univers s’est installé. Un savant désordre y règne, qui nous conduit, puis nous absorbe, dans l’image vidéo. Nous percevons toujours cette histoire filmée et dansée dans le souterrain en contraste avec les objets réels et la masse de tissu rouge, bien vivante dans sa matérialité et son coloris.

 

Ainsi la danseuse de Butoh (Seo, Seung-A), filmée dans un étroit couloir, un souterrain, semble émerger des entrailles de la terre, des fumées de l’enfer ou des eaux de la mer. Elle peine à s’en extraire, à exprimer et extérioriser la moindre émotion visible. Elle se dirige vers l’avant, vers nous sans jamais pouvoir nous rejoindre, hors de l’image, dans notre espace ou dans ce tissu rouge vif qui contraste avec l’atmosphère blafarde et bleutée de l’image vidéo. Comme dans un rêve, où le rêveur ne peut s’arrêter de courir et ne parvient jamais à son but. La caméra, puis notre œil ne saisit que d’imperceptibles mouvements, sortes de bulles de micromouvements qui percent à la surface du corps. Le corps de la danseuse de Butoh ne sait plus se déplacer dans l’espace et le temps ; il est un paysage d’où émergent parfois un désir de bouger. La fluidité de l’image vidéo (« vide-et-eau », dit Park, Eunyoung) lui permet de s’approcher doucement de ce corps liquide intangible. A l’image saccadée de la femme-poupée occidentale battue s’oppose la vidéo bleutée de la danse japonaise ou coréenne du Butoh. En émerge un corps féminin, violent contre lui-même, mais lisse et impassible à l’extérieur. Entre le saccadé et l’enchaîné, le staccato et le legato, l’installation ne choisit pas, comme pour suggérer l’universalité de la violence quelle que soit son mode d’expression.

 

Peindre ou calligraphier ?

 

En contraste avec ces corps féminins en mouvement et en souffrance, un homme, immobile ou presque, méditant, tel un moine bouddhiste, dans un espace pictural éclairé de l’intérieur par des bougies comme dans une toile de Le Nain, hésite à poser sur la feuille de papier son pinceau de calligraphe. L’homme est comme pétrifié juste avant le passage à l’acte : quelque chose le retient, mais quoi au juste ? Est-ce le fait d’être trop peintre occidental pour devenir calligraphe oriental? De balancer, tel le poète mallarméen, entre le projet et l’acte, l’idée et la forme, le sens et le son ? Ou bien est-ce la figure emblématique de l’artiste qui n’ose plus représenter quoi que ce soit, qui refuse de s’incarner dans sa création ? « Tout, au monde—pensait Mallarmé--, existe pour aboutir à un livre…l’hymne des relations entre tout. » Mais ce livre, aujourd’hui, ne s’écrit plus, ne peut plus s’écrire. Peut-être pourra-t-on au mieux le figurer avec des corps dans l’espace, comme un « hymne des relations entre tout ».

Cette galerie de portraits conçus et organisés par Park Eunyoung avec son équipe (autre corps collectif, invisible et pourtant omniprésent) nous livre en tout cas une magnifique ébauche de ces « relations entre tout », et notamment les corps. En l’espace de quelques mètres et de quelques minutes, nous avons parcouru avec Park et avec ses collaborateurs, avec le plaisir inattendu des rencontres, tout un univers qui semblait le seul fruit de notre imagination et du hasard. Nous avons joué le jeu, nous avons poursuivi la quête de notre corps et du corps de l’autre, et pourtant nous étions conscients, en entrant, qu’« un coup de dés jamais n’abolira le hasard »(Mallarmé).

Un théâtre s’est installé en nous, en quelques minutes, mais peut-être durablement. Nous sommes parvenus à parcourir les scènes, à imaginer le scenario que l’installation nous en proposait. Nous avons tentés d’ouvrir le théâtre sur une scène, en nous, autrement plus vaste. Mais au terme de ce parcours et avant de quitter ce lieu subtilement machiné, nous sentions bien que le retour à la réalité risquait d’être douloureux. Mais le risque de voir l’art théâtral et toutes ses variantes multimédias s’installer au fond de nous et de le sentir insensiblement progresser ne valait-il pas la peine d’être couru ?

 

 

 

 

 

[1] Professeur émérite de l'université de Paris 8. Actuellement professeur à l'université du Kent à Cantorbéry et au Conservatoire d'art dramatique de l'Université des Arts de Corée.

[2] Toutes les photos sont de An Chun Ho. L'auteur remercie cordialement le photographe.

 

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